Anne Manigaud, Association La Courtine 1917 (dir.), 1917, le Limousin et la révolution russe : regards inversés. Marcel Body, un limougeaud dans la révolution. Les mutins de la Courtine ou l’épopée des soldats russes en France.
Magnifique présentation du livre par Éric Aunoble sur le site Le Mouvement social :
Ce livre est un objet atypique. Il est composé de deux ouvrages, qu’on repère sur la tranche, le premier sur fond noir, le second sur fond rouge. Noir et rouge : la mise en forme fait sens et un soin particulier a été apporté à la reproduction de photographies et de documents, à l’agencement des textes et des images ainsi qu’à la typographie. Il faut en louer l’éditeur Les Ardents, maison limousine qui s’intéresse au patrimoine local.
Là est l’originalité du projet : considérer la révolution russe depuis le Limousin, comme l’explique Dominique Danthieux dans sa préface. Cela est possible grâce au hasard qui a vu le Limougeaud Marcel Body participer aux événements de 1917 en Russie, tandis que les soldats du corps expéditionnaire russe en France terminaient leur tentative révolutionnaire à 100 kilomètres de Limoges, dans le camp de la Courtine.
La partie noire du livre retrace la biographie de Body, la rouge suit le périple des soldats russes. Comme l’ouvrage n’est pas destiné aux spécialistes, il s’ouvre sur une présentation de « La Russie en révolution », qui rappelle les principaux faits et enjeux de la période 1917-1924, sous la plume toujours enlevée de Jean-Jacques Marie.
En évoquant la vie de Marcel Body, Anne Manigaud trace ensuite un trait d’union non seulement entre le Limousin et la Russie, mais aussi entre trois configurations politiques : le mouvement ouvrier français d’avant 1914, le bolchevisme russe puis international de 1917-1924 et, ultérieurement, la lutte contre le stalinisme.
- Couverture
Né d’un père porcelainier et militant coopératif, Body, déjà imprégné d’une culture socialiste, assiste à 11 ans au « printemps rouge », quand grèves, manifestations et barricades se succèdent à Limoges en 1905. C’est néanmoins la découverte de Tolstoï qui bouleverse sa vie. Passionné par la philosophie de l’écrivain, le jeune typographe trouve le moyen d’apprendre la langue pour le lire dans le texte. Peu touché par la fièvre patriotique en 1914, Body se porte volontaire pour intégrer la mission militaire française constituée auprès de l’allié russe.
Il arrive en mai 1917, en pleine révolution. Avec ses camarades Pierre Pascal et Jacques Sadoul, il regarde, écoute et évolue au rythme du pays, où la révolution s’approfondit en octobre. En août 1918, il déclare publiquement sa rupture avec les autorités françaises et son adhésion au bolchevisme. Cofondateur du Groupe communiste français au sein du parti bolchevique, il milite pour l’extension de la révolution, organise la propagande auprès des soldats de l’intervention française à Odessa et devient l’une des chevilles ouvrières de la création de l’Internationale communiste.
Ses doutes grandissants quant à l’évolution du régime le poussent en 1921 à s’éloigner en acceptant un poste diplomatique en Norvège, où il se liera à Alexandra Kollontaï, bientôt ambassadrice. Vieille révolutionnaire mais jeune bolchevique (depuis 1917), militante féministe et animatrice de l’Opposition ouvrière au sein du PC, elle est dans une position de défiance muette vis-à-vis de la montée de Staline, comme Body. Rappelé à Moscou en 1925, ce dernier décide de rentrer en France en 1927. De retour à Limoges, il est vite exclu du parti communiste et animera une éphémère Union des travailleurs révolutionnaires.
Par la suite et jusqu’à sa mort en 1984, il entretiendra tant ses idéaux pacifistes et libertaires que son amitié avec Pierre Pascal ou Boris Souvarine. Comme ce dernier était devenu après 1945 l’animateur d’une mouvance anticommuniste qui ratissait également à droite, on aurait été curieux de savoir comment l’anarchisant Body s’y retrouvait. On regrettera donc qu’Anne Manigaud développe moins cette longue période de réintégration politique en France. Notons aussi que le ton très didactique de son récit ne rend pas la truculence d’un personnage qui, à près de 90 ans, savait toujours raconter ses entrevues avec Lénine, comme si ce dernier venait de sortir de la pièce1.
Ceci n’est pas un péché mortel du livre tant les ruptures de ton dues à la multiplicité des auteurs contribuent à son charme. « L’épopée des soldats russes en France », qui occupe la seconde partie de l’ouvrage, est quant à elle chantée à six voix.
Jean Gavrilenko, fils d’un de ces soldats, rappelle les termes de l’« échange » : alors que la Russie, à l’industrie défaillante, a besoin du soutien économique français, elle doit rendre la pareille à son allié en nature, car elle est considérée comme un « réservoir humain » inépuisable. L’auteur décrit ensuite de façon lyrique le périple de la 1ère brigade du corps expéditionnaire russe (la moitié des 20 000 hommes) qui quitte Moscou en février 1916, passe par la Sibérie, la Mandchourie, l’Indochine et la mer Rouge pour arriver à Marseille en avril.
Autre descendant d’un protagoniste, Éric Molodtzoff retrace les péripéties des soldats russes en France, jusqu’à leur retrait du front en mai 1917. Il montre comment l’entêtement des officiers à faire régner une discipline de fer rend les soldats, au départ loyaux au régime du tsar, réceptifs aux idéaux de la révolution qui renverse ce dernier en mars 1917. Leur participation à l’offensive Nivelle, qui se solde par 6 000 morts et disparus en trois jours, achève de modifier leur état d’esprit. Comme leurs frères restés en Russie, il élisent leur « soviet », écrivent en français « Liberté » sur un drapeau rouge et conspuent le vieux général venu les passer en revue.
Dès lors, ils sont envoyés au camp de la Courtine dans la Creuse, champ de manœuvre devenu depuis 1914 camp d’internés ou de prisonniers. Jean-Paul Gady, de l’association La Courtine 1917, détaille la façon dont la répression a été planifiée. On empêche la communication entre les Russes et la population française, on sépare les deux brigades pour isoler la première, plus radicale. Dans cette dernière, les délégués élus demandent désormais le retour en Russie. Or, les autorités françaises comme les émissaires du gouvernement provisoire russe leur opposent une fin de non-recevoir et exigent qu’ils déposent les armes. Comme ils refusent, les 16-19 septembre, les soldats de la 1ère brigade sont bombardés par leurs camarades loyalistes, alors que les troupes françaises empêchent toute fuite. 800 obus de 75 ont raison des mutins. Officiellement, il y a neuf tués.
Après l’écrasement de la révolte, le destin des anciens mutins se mêle à celui des loyalistes. Jean-Pierre Caule les retrouve au camp du Courneau, où trois alternatives les attendent : le retour au front, les compagnies de travail en France, les compagnies disciplinaires en Algérie. Rémi Adam, spécialiste reconnu du corps expéditionnaire russe2, et Denis Martin détaillent ces parcours. Les quelques centaines qui choisissent de reprendre le combat sont intégrés aux troupes coloniales (tout un symbole !). Il ne faut pas voir dans cette nouvelle légion russe une pépinière de « blancs » : parmi eux, Rodion Malinovski deviendra après son rapatriement officier de l’Armée rouge et finira ministre de la Défense de l’URSS.
Les travailleurs sous statut militaire alloués par l’État à des patrons privés en métropole reçoivent des rations de misère et, avec l’appel d’une révolution qui se radicalise en Russie, c’est une main d’œuvre souvent rétive. Enfin, 5 000 « irréductibles » sont déportés en Algérie. Comme en France, une bonne part manifeste sa rébellion par le refus de travailler, malgré la répression. En 1920, quand un accord de rapatriement est enfin signé, 85 % des soldats de l’ancien corps expéditionnaire demandent à rentrer en Russie rouge, 14 % veulent rester en France et… moins de 1 % entendent rejoindre les territoires blancs.
À l’heure où l’ « histoire connectée » est à la mode, les destins retracés dans ce livre montrent à quel point la révolution russe a été un événement mondial, qui a bouleversé non seulement les grands équilibres géopolitiques mais aussi des vies singulières. Un ouvrier typographe limougeaud pouvait devenir un attaché d’ambassade soviétique en Norvège, alors qu’un futur maréchal de l’Armée rouge s’était battu pour les soviets dans la Creuse. Si la guerre de 1914-1918 est par excellence un phénomène transnational qui brassa les hommes et les peuples dans un tourbillon sanglant, elle transforma aussi ceux qui se révoltaient contre elle en internationalistes conscients. Ce n’est pas le moindre mérite de ce livre de le rappeler en textes et en images.