La Révolution vue à hauteur d’homme
« Nous avons acquis, écrit un soldat, la science, nous avons acquis la conscience du bien et du mal. Pas une université n’a instruit ses élèves comme la vie nous a instruit pendant notre séjour ici, et maintenant nous est apparu tout le mensonge qui s’était caché habilement de nous si longtemps ».
Lettre d’un soldat (extrait). Service Historique de la Défense, rapport de la commission militaire de contrôle postal, décembre 1918.
La révolte du corps expéditionnaire vue par Léon TROTSKY.
Pendant ce temps, bien loin au-delà des frontières du pays, sur le territoire français, l’on procéda, à l’échelle d’un laboratoire, à une tentative de « résurrection » des troupes russes, en dehors de la portée des bolcheviks, et, par conséquent, d’autant plus probante. Pendant l’été et l’automne, dans la presse russe, pénétrèrent, mais dans le tourbillon des événements presque inaperçues, des informations sur la révolte armée qui avait éclaté dans les troupes russes en France. Les soldats des deux brigades russes qui se trouvaient en ce pays étaient, d’après l’officier Lissovski, dès janvier 1917, par conséquent avant la révolution, « fermement persuadés d’avoir été tous vendus aux Français, en échange de munitions ». Les soldats ne se trompaient pas tellement. A l’égard des patrons alliés, ils ne nourrissaient « pas la moindre sympathie », et à l’égard de leurs officiers, pas la moindre confiance.
La nouvelle de la révolution trouva les brigades d’exportation de la révolution pour ainsi dire politiquement préparées - et néanmoins les prit à l’improviste. Il n’y avait pas lieu d’attendre des officiers des explications sur l’insurrection : l’ahurissement s’avérait d’autant plus grand que l’officier était plus élevé en grade. Dans les camps, apparurent des patriotes démocrates venus des milieux de l’émigration. « On put observer plus d’une fois - écrit Lissovski - comment certains diplomates et officiers des régiments de la Garde... avançaient aimablement des sièges à d’anciens émigrés. »
Dans les régiments surgirent des institutions électives, et, à la tête du Comité, fut placé un soldat letton qui se distingua bientôt. Là encore, par conséquent, l’on avait trouvé son « allogène ». Le 1er régiment, qui avait été formé à Moscou et se composait presque entièrement d’ouvriers, de commis et employés de magasin, en général d’éléments prolétariens et à demi prolétariens, était arrivé le premier sur la terre de France, un an auparavant et, pendant l’hiver, avait combattu sur le front champenois. Mais « la maladie de la décomposition atteignit avant tout ce régiment même ». Le 2ème régiment, qui avait dans ses rangs un fort pourcentage de paysans, garda son calme plus longtemps. La 2ème brigade , presque entièrement composée de paysans sibériens, semblait tout à fait sûre. Fort peu de temps après l’insurrection de Février, la 1ère brigade était sortie de la subordination. Elle ne voulait combattre ni pour l’Alsace ni pour la Lorraine. Elle ne voulait pas mourir pour la belle France. Elle voulait essayer de vivre dans la Russie neuve. La brigade fut ramenée à l’arrière et cantonnée au centre de la France dans le camp de La Courtine.
« Au milieu de bourgades bourgeoises - raconte Lissovski - dans un immense camp, commencèrent à vivre en des conditions tout à fait particulières, insolites, environ dix mille soldats russes mutinés et armés, n’ayant pas auprès d’eux d’officiers et n’acceptant pas, résolument, de se soumettre à quiconque. » Kornilov trouva une occasion exceptionnelle d’appliquer ses méthodes d’assainissement avec le concours de Poincaré et de Ribot, qui avaient tant de sympathie pour lui. Le généralissime russe ordonna, par télégramme, de réduire « les hommes de La Courtine à l’obéissance » et de les expédier à Salonique. Mais les mutins ne cédaient pas. Vers le 1er septembre on fit avancer de l’artillerie lourde et, à l’intérieur du camp, l’on colla des affiches portant le télégramme comminatoire de Kornilov. Mais justement alors, dans la marche des événements, s’inséra une nouvelle complication : les journaux français publièrent la nouvelle que Kornilov lui-même était déclaré traître et contre-révolutionnaire. Les soldats mutinés décidèrent définitivement qu’il n’y avait aucune raison pour eux d’aller mourir à Salonique, et qui plus est sur l’ordre d’un général traître. Vendus en échange de munitions, les ouvriers et les paysans résolurent de tenir tête. Ils refusèrent d’avoir des pourparlers avec aucune personne du dehors. Pas un soldat ne sortait plus du camp.
La 2ème brigade fut avancée contre la 1ère. L’artillerie occupa des positions sur les pentes des collines voisines ; l’infanterie, selon toutes les règles de l’art du génie, creusa des tranchées et des avancées vers La Courtine. Les environs furent solidement encerclés par des chasseurs alpins, afin que pas un seul Français ne pénétrât sur le théâtre de la guerre entre deux brigades russes. C’est ainsi que les autorités militaires de la France mettaient en scène sur leur territoire une guerre civile entre Russes, après l’avoir précautionneusement entourée d’une barrière de baïonnettes. C’était une répétition générale. Par la suite, la France gouvernante organisa la guerre civile sur le territoire de la Russie elle-même en l’encerclant avec les fils barbelés du blocus.
« Une canonnade en règle, méthodique, sur le camp, fut ouverte. » Du camp sortirent quelques centaines de soldats disposés à se rendre. On les reçut, et l’artillerie rouvrit aussitôt le feu. Cela dura quatre fois vingt-quatre heures. Les hommes de La Courtine se rendaient par petits détachements. Le 6 septembre, il ne restait en tout qu’environ deux centaines d’hommes qui avaient décidé de ne pas se rendre vivants. A leur tête était un Ukrainien nommé Globa, un baptiste, un fanatique ; en Russie, on l’eût appelé un bolchevik. Sous le tir de barrage des canons, des mitrailleuses et des fusils, qui se confondit en un seul grondement, un véritable assaut fut donné. A la fin des fins, les mutins furent écrasés. Le nombre des victimes est resté inconnu. L’ordre, en tout cas, fut rétabli. Mais quelques semaines après, déjà, la 2ème brigade, qui avait tiré sur la 1ère, se trouva prise de la même maladie...
Les soldats russes avaient apporté une terrible contagion à travers les mers, dans leurs musettes de toile, dans les plis de leurs capotes et dans le secret de leurs âmes. Par-là est remarquable ce dramatique épisode de La Courtine, qui représente en quelque sorte une expérience idéale, consciemment réalisée, presque sous la cloche d’une machine pneumatique, pour l’étude des processus intérieurs préparés dans l’armée russe par tout le passé du pays.
Léon Trotsky, Histoire de la Révolution Russe.